Je ne suis pas aussi importante que votre cerveau ou votre foie, mais vous n’imaginez pas combien et pourquoi vous avez besoin de moi. Je sais que je ne suis pas indispensable à votre vie, mais ce n’est pas une raison pour me négliger et même pour m’enlever quand on peut me conserver. Vous allez comprendre pourquoi.
Mon nom reste une énigme
Mon nom n’est pas très joli. Je ne suis pas la femelle du rat. Personne ne sait vraiment qui et pourquoi on m’a nommée ainsi, « la rate ».
L’étymologie du mot « rate » est étonnante, car elle n’a rien à voir avec le grec qui pourtant était déjà très explicite, splen. Ce mot splen remonte aux origines indo-européennes et trouve des correspondances en sanskrit, en tchèque, en anglais…
Le mot rate serait un emprunt au néerlandais raat, « rayon de miel », par analogie entre l’aspect de la rate et l’aspect d’un gâteau de miel au fond de la ruche. Mais cela demeure une hypothèse de spécialiste… Cela tendrait à montrer le grand épanouissement des Pays-Bas aux XIIe et XIIIe siècle dans le domaine de la médecine.
À l’époque, les chercheurs avaient plus facilement accès aux corps des animaux [1] qu’à ceux des humains, dont le nombre de dissections étaient limités. Ainsi ont-ils pu confondre la rate d’un chien, souvent cannelée, qui peut donner l’impression d’être cachée au fond du ventre et ressembler à quelques rayons de miel.
La rate du chien a en effet une particularité que n’a pas la rate humaine : elle possède une fine capsule musculaire qui lui permet de se contracter. Elle a été bien pensée chez cet animal qui prend souvent des coups, se fracture la rate quand il accompagne le chasseur et va ramasser son gibier dans les ronces et les caillasses. Les cannelures fréquentes mais non constantes à sa périphérie sont peut-être la traduction de ses différentes fractures cicatrisées.
Quand on parle de l’ablation de la rate, on ne dit pas « ratectomie » mais « splénectomie », plus chic !
Les chirurgiens me craignent
Je suis fragile. Je fais peur surtout aux chirurgiens car s’ils m’égratignent, je pleure le sang au niveau de la plaie et souvent ils sont obligés de m’enlever car ils ne parviennent pas à stopper l’hémorragie. Ils disent qu’ils font une splénectomie [2] d’hémostase ! Moi, cela ne m’amuse pas du tout car je ne me sens pas respectée. Evidemment, je ne veux pas mettre votre vie en danger.
Certains sportifs croient encore – heureusement de moins en moins nombreux – que sans moi, leur rate, ils courront plus vite : comme des « dératés ». On sait bien que c’est faux.
Les responsables sportifs allemands de l’Est n’hésitaient pas à doper les athlètes féminines en les rendant enceintes temporairement, pensant que les hormones de la grossesse leurs permettraient de meilleures performances. De même, l’ablation chirurgicale de la rate a été scandaleusement réalisée pour accroître les performances sportives [3].
Par contre il est bien vrai que, dans les accidents, si vous prenez un choc dans le ventre, je risque de me fissurer et de répandre tout le sang que je contiens en quelques minutes dans votre abdomen. Je mets alors votre vie en danger car vous vous videz de votre sang. Je suis moins solide que le foie, qui a une capsule plus épaisse que la mienne.
Qui suis-je ? J’appartiens à votre système immunitaire
Je suis comme une éponge de sang, donc très fragile. Je vous suis utile à toutes les époques de votre vie. Suivez-moi.
- Avant de naître, je fabrique pour vous qui êtes encore fœtus de très nombreux globules du sang, des rouges, des blancs et même de toutes petites particules que les spécialistes du sang, les hématologues, appellent les plaquettes.
- Dès que vous êtes né(e) et jusqu’à la fin de votre vie, je fais partie de votre système de protection immunitaire. Je vous rappelle que l’immunité de votre organisme est liée au système lymphatique : circulation de la lymphe et tout ce qu’elle contient, nœuds lymphatiques ou ganglions. Moi, votre rate, je fais donc partie des organes lymphatiques dès que vous naissez. En plus, je suis l’organe lymphoïde le plus volumineux de votre corps.
Evidemment, comme tous vos organes je peux tomber malade. Cela fera l’objet d’une prochaine lettre afin que vous compreniez bien en quoi je vous suis utile et comment vous pouvez vous-même éviter de me rendre malade.
Où suis-je, et à quoi est-ce que je ressemble ?
Je vis dans votre abdomen de l’autre côté du foie, donc en général à gauche, sous le muscle diaphragme gauche si important pour votre respiration. Dans un très petit nombre de cas (moins de 1 pour 10 000 personnes), je suis située à droite, quand le cœur est à droite au lieu d’être à gauche. Alors la plus grande partie du foie est à gauche au lieu d’être à droite. On dit que le patient a un « situs inversus ».
Je suis donc le plus souvent en contact avec la coupole diaphragmatique gauche, contre les trois dernières côtes gauches, 10e, 11e et 12e, au dessus de l’angle du côlon gauche. J’apparais de couleur rouge ou pourpre foncé, ce qui est logique puisque je suis remplie de sang.
Je suis un organe relativement mou, de la grosseur d’un poing d’adulte.
Quand je vais bien, je pèse en moyenne 200 g et mesure, dans les 3 dimensions de l’espace, 12 cm dans mon plus grand diamètre et 8 cm au milieu, puis 4 cm dans mon plus petit bord. Je peux augmenter de volume et donc me gorger de plus de sang ou au contraire me contracter [4], c’est-à-dire rapetisser pour me vider partiellement de mon sang.
Je possède une capsule fine et souple qui ne me protège pas vraiment. Elle envoie des cloisons fines à l’intérieur de la rate. Les chirurgiens du thorax et de l’abdomen le savent et font attention de ne pas me blesser, car ils risqueraient alors de devoir me sacrifier.
Les cloisons qui entrent en moi, votre rate, permettent de distinguer ce qu’on nomme la pulpe rouge, qui contient de très nombreux globules rouges et peut les garder en réserve, de la pulpe blanche, remplie de follicules dits « lymphoïdes » qui jouent un rôle essentiel pour vous protéger. Là est donc mon rôle immunitaire. Certains lymphocytes, surtout ceux nommés « T », familles particulières de globules blancs [5] essentiels à l’immunité, sont également fabriqués dans la rate.
Qui me fait vivre ? Des vaisseaux et des nerfs
Le sang me fait vivre, évidemment, puisque je suis une éponge de sang. Je suis très vascularisée. Cela veut dire que je reçois par une volumineuse artère qui vient de l’aorte abdominale, l’artère splénique, une quantité importante de sang que je renvoie aussitôt vers le foie, par la veine splénique, après avoir fait mon travail immunologique.
L’artère se divise comme les branches d’un arbre, en plusieurs artères secondaires, lesquelles se redivisent encore en de nombreuses artérioles.
Ces dernières, remplies de sang rouge, se terminent en fins capillaires qui nourrissent les nombreuses cellules lymphoïdes ou lymphatiques, lesquelles vont renvoyer vers le foie du sang bleu, non oxygéné, par la grosse veine de la rate, la veine splénique.
Mes nerfs, comme très souvent dans l’organisme, suivent les vaisseaux, ce qui peut expliquer les douleurs de la région splénique soit quand moi, votre rate, je ne reçois pas assez de sang, soit quand j’en reçois tellement que je me dilate excessivement.
Les jeunes médecins apprennent que ces pathologies qui peuvent m’atteindre, moi votre rate, – quand je reçois trop de sang qui stagne en moi, ou au contraire quand je ne reçois pas assez de sang brutalement par infarctus -, peuvent déclencher des douleurs de l’épaule gauche, ce qui est un symptôme bien connu et typique qui nécessite de m’examiner. Trop de sang, je grossis, pas assez, je deviens brutalement plus petite, contractée et mes fonctions s’étiolent ; je suis vraiment malade. J’ai besoin qu’on prenne soin de moi.
À quoi est-ce que je sers ?
Je le répète, pendant la vie fœtale, du 3e au 7e mois, je suis un organe hématopoïétique, ce qui veut dire que je fabrique les globules du sang.
Dès que vous naissez, c’est la moelle osseuse qui me remplace pour fabriquer les globules du sang, tandis que je joue d’autres rôles, je participe alors à votre immunité. Evidemment, si la moelle osseuse un jour ou l’autre est défaillante, je peux partiellement la remplacer, c’est l’hématopoïèse splénique.
J’ai trois fonctions essentielles :
- Immunitaire, notamment l’immunité cellulaire : je fais donc partie des organes lymphoïdes secondaires.
- Anti-infectieuse virale et bactérienne. Je peux purifier le sang des globules rouges, des plaquettes détériorées, et filtrer en les éliminant des débris cellulaires inutiles, des virus, des corps étrangers, des toxines… Ainsi, je suis particulièrement spécialisée pour contrôler des infections à bactéries encapsulées, en particulier les pneumocoques et les méningocoques. C’est pour cette raison que si l’on m’enlève (splénectomie), quelle qu’en soit la raison, il faut que l’organisme auquel j’appartenais soit vacciné par sécurité contre pneumocoque et méningocoque.
- Régulation de la formation et la destruction des globules du sang : quand il y en a trop, on dit que je suis le « cimetière des globules rouges et des plaquettes ».
Vous comprenez donc que lorsque vous ne m’avez plus, le nombre des globules du sang, surtout les plaquettes, augmente considérablement, ce qui accroît les risques de coagulation du sang dans tels ou tels petits vaisseaux. S’impose alors un traitement anticoagulant et une surveillance régulière de la formule sanguine pour vérifier en particulier que le nombre de plaquettes n’est pas trop élevé, près de 1 million ou plus par mm3 de sang.
Comment m’examine-t-on ?
Normalement, quand je ne suis pas malade vous ne pouvez pas me palper, me toucher. C’est seulement si je suis anormalement volumineuse – les médecins parlent alors de splénomégalie – que vous arrivez à me toucher. En inspiration profonde, le muscle diaphragme gauche descend et me pousse vers l’avant des côtes. Vous sentez mon bord antérieur qui est crénelé.
Si l’on m’enlève, que risquez-vous ?
Pas grand chose si l’on est attentif à surveiller les risques infectieux et de thrombose (caillots bloqués dans le système vasculaire).
Je vous le rappelle afin que vous ne vous retrouviez pas avec des complications mettant en danger votre vie.
- La vaccination contre le pneumocoque Le vaccin nommé Prevenar 13 est efficace contre 13 sortes de pneumocoques.Le vaccin nommé Pneumo 23 contient des fragments de 23 sortes de pneumocoques. Il est réservé aux enfants et aux adultes fragilisés (personnes dont la rate a été retirée, ou celles qui souffrent d’insuffisance cardiaque ou respiratoire, d’infection au virus du Sida…).
- La vaccination contre le méningocoqueLe méningocoque est une bactérie présente dans la gorge et le nez. Le plus souvent il n’entraîne pas de maladies. Parfois il est responsable d’infections graves, comme des méningites, chez les enfants et les jeunes adultes. Ces infections existent dans le monde entier.Il existe plusieurs types de méningocoques. En France, les types B et C sont les plus répandus. Il existe un vaccin efficace contre le type C.Cette vaccination réalisée par une dose unique est recommandée à tous les personnes ayant subi l’ablation de la rate, et aussi aux hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes et les personnes de plus de 24 ans qui fréquentent les lieux de convivialité ou de rencontre gays, en raison de la recrudescence du nombre de cas chez ces personnes.
- Le traitement anticoagulant prolongé et la surveillance régulière de la formule sanguine Je compte sur vous pour diffuser cette lettre à tous ceux qui veulent mieux comprendre le fonctionnement merveilleux de leur corps où rien n’est laissé au hasard.
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À bientôt pour poursuivre ensemble notre route de santé.
Professeur Henri Joyeux
Sources :
[1] Déjà Galien (129-216) organisait à Rome des séances publiques de dissection ou de vivisection. Il avait disséqué des chiens, des singes… et avait transféré le modèle animal à l’homme. Andreas Vésale (1514-1564), le plus grand anatomiste de la Renaissance, médecin Brabançon, met fin aux erreurs anatomiques et aux dogmes de Galien, tels que « l’estomac serait entouré comme le serait une chaudière de plusieurs foyers, au nombre desquels il compte lienis, la rate. » [2] Ce mot « splénectomie » vient de l’anglais « spleen » qui signifie « rate ». La rate (en grec ancien σπλήν (splēn), en latin lien, d’où les adjectifs splénique et liénal). [3] Ron Clarke, le champion australien de fond et de demi-fond dans les années 1960, mais aussi une partie des coureurs de fond de la délégation allemande aux Jeux olympiques de 1936, avaient été opérés de la rate préventivement (pour éviter crampes et points de côté).On sait maintenant que les «dératés» ont un risque de mort prématurée. Une étude parue dans The Lancet en 1977 a comparé 570 vétérans américains de la Seconde Guerre mondiale ayant eu la rate ôtée du fait de blessures traumatiques pendant le conflit, et un groupe identique de vétérans blessés mais ayant gardé leur rate. Les hommes « dératés » ont deux fois plus de risques de mourir de maladies cardiovasculaires que les autres. D’où l’importance de garder sa rate longtemps.
[4] Ne me comparez pas à la rate du chien qui a une capsule quasiment musculaire, capable de se contracter quand elle est blessée par des chocs – très fréquents chez les chiens – qui peuvent me casser en deux. Je suis alors capable de me couper en deux ou même trois, ce que savent parfaitement les chirurgiens vétérinaires qui peuvent trouver dans le ventre du chien 2 ou 3 rates. [5] Il existe deux principales familles de lymphocytes T :– Les cellules « tueuses » aussi appelées cellules T cytotoxiques. Elles produisent une substance « lymphokine » nécessaire à la destruction des corps étrangers.
– Les cellules T auxiliaires qui aident les cellules T tueuses dans l’exercice de leurs activités et aident à protéger le corps contre les maladies par l’intermédiaire d’autres actions.
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Luc Montagnier a découvert en 1983 le virus du sida (VIH, Virus de l’Immunodéficience Humaine). Il a très vite compris qu’un vaccin contre ce retrovirus à ARN, serait très difficile à mettre au point du fait de ses mutations permanentes. Quarante plus tard le vaccin n’existe toujours pas.